La photo de famille

Quoi de plus paradoxal qu’un album de photos de famille ? Cet objet personnel, intime, témoin d’une famille nommée, décrivant ses différents membres, les relations qui les unissent (ou qui les unissaient), les bons moments qu’ils ont vécu (car on ne photographie pas les moments de tristesse), ce recueil de souvenir de personnes bien précises devrait être un objet singulier, atypique, différent et particulier dans chaque famille. Pourtant, force est de constater que nous possédons tous des albums identiques, les mêmes photographies, classées de manière similaire (chronologiquement), parfois annotées, parfois redécoupées. Photographies des enfants, que l’on exécute comme un devoir de parents afin de leur montrer ce qu’ils ont été, photos de mariages ou autres cérémonies familiales ou religieuses, clichés de vacances et de voyage, traditionnels instantanés pris lors des fêtes de fin d’année, photos de réunions amicales… nous chérissons tous précieusement les mêmes images, seuls changent les lieux et les personnages. Car exécuter des photos de famille nous apparait comme le remède contre un mal qui nous touche tous : l’angoisse de l’écoulement du temps. L’album de photos de famille traduit un besoin de sauver nos souvenirs de leurs disparitions, de les fixer à jamais, de les éterniser afin de pouvoir les revivre, les prolonger. Il nous semble essentiel de nous souvenir de tout afin de garder le contrôle sur notre vie, et ce, en dépit du fait qu’il ne s’agisse que d’une illusion, puisque la photographie ne sera toujours que le témoin d’une perte et d’un moment déjà passé. Conserver religieusement les photos est aussi la réponse à un désir de se sentir exister et de se survivre, de ne pas être simplement « de passage ». « Quelqu’un a dit : On meurt deux fois. On meurt quand on meurt et on meurt une deuxième fois quand on retrouve votre photo et que plus personne ne sait de qui il s’agit » (Christian Boltanski). Transmettre les photos de famille à la descendance, c’est échapper à cette seconde mort. Alors peu importe que ces images soient issues de mes propres albums ou non. Je ne les offre pas au regard des spectateurs pour me raconter, dévoiler mon intimité ou parler des miens. Ce n’est pas l’individu représenté qui compte, mais la notion même de photo de famille qui touche chaque personne regardant l’estampe. L’intimité est ici plurielle et la photo de famille, unifiant habituellement les membres d’une même « tribu », crée du lien entre des familles n’ayant parfois rien de commun. Chaque spectateur unique et singulier la contemple avec son propre passé, son histoire, sa mémoire. Peut-être cette image le renverra-t-il à ses albums de famille et y transposera-t-il ses propres souvenirs ? Rien de spectaculaire ou d’extraordinaire dans ces images, mais des moments de la vie quotidienne, anodins et parfois sans importance. Ces nombreux moments qui constituent une vie, la vie, la vraie, celle de tous les jours, celle de tout le monde. Pourtant, cette vie quotidienne, cet environnement familier, ce que Bourdieu définit comme « ce que l’on a toujours vu sans jamais l’avoir regardé », m’interpelle. Finalement, l’art n’est-il pas, comme le disait Robert Filiou, « un moyen de rendre la vie plus intéressante que l’art » ? Il y a bien longtemps, la gravure, dans un souci de diffusion de l’art, copiait la peinture. Ici, elle traduit la photographie. Etrange démarche que celle de passer d’un art du multiple à un autre, souvent considéré comme son lointain ancêtre. Pourtant, dans sa traduction en gravure, l’image photographique acquière une certaine densité. Traduite en dessin, elle est ensuite gravée par l’acide ou la gouge, encrée avec telle ou telle encre, plus ou moins essuyée, estampée et finalement imprimée sur tel ou tel papier par une pression variable, l’image passe par de nombreux stades de transformation lors desquels elle acquière une consistance ainsi qu’une temporalité. Elle reste figée mais semble échapper à la banalité de la prise de vue photographique, activité des plus accessibles et des plus populaires depuis plus d’un siècle. Grâce à l’ « épreuve monotypée », c’est-à-dire l’individualisation de chaque tirage, l’image échappe à la reproduction photomécanique et s’approche de l’unique et ce, en élargissant simultanément le nombre de personnes à qui elle s’adresse.